Carole Fréchette et la peau d’Elisa

 

Photo Rolline laporte

extraits de la postface de l’édition de 1998 (Actes-Sud)

La place vide         par  Carole Fréchette

J’étais dans le train Paris-Bruxelles. Celui de 10h20. Arrivée prévue à la gare du Midi :13h16.

Mon cahier Clairefontaine sur mes genoux, je regardais la campagne française. C’était le début du mois d’octobre. Il faisait beau, il me semble. J’étais fébrile. J’allais participer à un projet de création intitulé «Écrire la ville». Passer une semaine dans la capitale belge, puis écrire un texte qui serait inspiré par ce séjour. C’était le contrat. Simple, et pas si simple. Il me restait exactement 2 heures 56 minutes pour trouver une façon d’aborder la chose.

J’ai ouvert mon cahier, j’ai écrit: Bruxelles, la ville et moi. Puis j’ai aligné quelques souvenirs.

(…/…)

J’ai levé les yeux pour regarder un peu la douce France qui courait dans la fenêtre du train Paris-Bruxelles. Celui de 10h20. J’ai pensé: bon, j’ai quelques souvenirs, et après? Ça m’avance à quoi ? Ce sont des petites choses tendres, qui n’ont de sens que pour moi. Il me faut des idées plus «urbaines». Sous l’expression «écrire la ville», il y a : rythme trépidant, quartiers louches, bars malfamés, violence, misère. Cherche, Carole. Cherche un ton plus noir, plus hard. Mais rien ne venait. Pas une seule petite idée glauque.

Et puis, je ne sais trop pourquoi, je me suis mise à regarder la place vide à côté de moi. Et j’ai été triste tout à coup. Place vide à mes côtés dans le train Paris-Bruxelles. Dans tous les trains depuis je ne sais plus quand.

- Pardon, madame, est-ce que cette place est prise à côté de vous?
- Non, elle n’est pas prise. 
- Et dans votre main, madame, est-ce que la place est prise ,
- Dans ma main?
- Et dans votre poitrine, entre les os et le muscle qui pompe, est-ce que la place est prise? Et dans votre bouche ,
- Dans ma bouche? 
- Oui, dans vos joues, la petite place des picotements, et dans votre gorge, celle du goût de l’autre, est-ce qu’elle est prise ,
- Non.
- Et dans votre ventre, la place des étangs où des fontaines jaillissent, est-ce qu’elle est prise? 
- Non .
- Et dans votre cerveau, entre les phrases qui se forment, entre les sinapses et les soucis, est-ce que la place est prise ?
- Non, elle n’est pas prise. 
- Vous voyagez seule, alors?
- Oui. Je voyage toute seule. Enfin, avec mon cahier. Mon petit cahier Clairefontaine ligné.

«Douceur de l’écriture, couverture pelliculée».

J’ai relevé la tête. Dehors, le plat pays défilait à grande vitesse. J’ai pensé : voilà ce que je veux. Suivre à la trace, dans les rues de Bruxelles, ces moments bénis où la place n’est plus vide dans le train, dans la main, dans la bouche. Petits instants de plénitude. Mon coeur battait. Oui, c’est ce que je vais faire. M’asseoir devant les gens et les écouter. Tenter de saisir dans leurs récits des morceaux de cette chose mystérieuse qui remplit momentanément tous les creux, ceux du corps et ceux de la vie. En reconnaître les contours, les battements, le goût sur la langue. La contempler, la peser, la soupeser, la toucher du doigt, la frotter sur ma peau jusqu’à ce que… je ne sais pas quoi.

(…/…)

Carole Fréchette, octobre 1997

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